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Théâtre : "Anna Christie" de Eugène O’Neill

Adaptation de Jean-Claude Carrière. Mise en scène de Jean-Louis Martinelli

Avec Mélanie Thierry, Stanley Weber, Féodor Atkine

Depuis le 20 janvier Anna Christie se joue au théâtre de l’atelier, et suscite des avis partagés. Ce qui est plutôt bon signe : la pièce ne laisse personne indifférent.

Certes le sujet est cru, et il était courageux de s’emparer d’un thème si rugueux, aujourd’hui, dans une société où presque tout est devenu tabou. Pour commencer, donc, soulignons l’audace de Jean-Claude Carrière et de Jean-Louis Martinelli. Deux « Jean-composé », au service des névroses d’Eugène O’Neill, prix Nobel de littérature en 1936, et de son univers nébuleux et austère. L’étymologie est éloquente : Jean (hébreu) signifie « Dieu fait grâce », or cette pièce porte sur le pardon. Claude signifie « boiteux » (latin) et Louis « illustre au combat » (allemand), ce qui forme un équilibre idéal. Car transposer cette pièce de 1922 depuis un rade de New-York, jusqu’à Paris, quartier de Pigalle en 2015, il fallait au moins le génie réuni de ces deux Jean-composé. Le premier a dépoussiéré le texte, l’a "évidé" et rendu plus homogène, débarrassé de cette multitude d’accents anglais, irlandais, d’argots et d’idiomes maritimes. Le second a assuré la mise en scène en respectant les 3 temps d’une valse : les retrouvailles d’Anna et de son père, dans un bar glauque et à la fois antre reposante, après 15 années de silence et quelques rares échanges épistolaires dans lesquels chacun cache sa vérité à l’autre. Puis le brouillard, et les embruns d’une mer, sur le bateau. D’une mer qui lave, comme celle de Bachelard. Cette baille-là, empreinte de traditions, de visions, de révélations, d’absolution. Enfin, Boston, l’ancrage. Ils se sont rendus grâce, et chacun va pouvoir poursuivre sa vie, fier de ce qu’il porte en lui. Les confessions ont été formulées, les uns se sont révélés aux autres. C’est violent et cruel. C’est le prix à payer pour la liberté.

D’aucuns y noteront des clichés : les marins qui se « noient » dans l’alcool, comme au milieu de l’océan. La « mer », qui compense l’absence de mère. Les prostituées qui haïssent leurs clients, Ô combien. L’atmosphère outrancièrement « embrumée », passage obligé avant le « sauvetage » des âmes « naufragées », et la rédemption. Comme si les personnages défiaient Böcklin : survivants de l’île des morts, du mensonge, de la solitude, leur conscience « nettoyée ». Pourtant, Carrière et Martinelli nous embarquent, hier et ailleurs, aujourd’hui et ici, avec ubiquité et intelligence.

Certes la pièce demeure longue, et aurait peut-être pu être encore « condensée ». La scène avec la tenancière du bar, formidable « maîtresse », Charlotte Maury-Sentier, qui introduit le père et la fille et donne le ton, aurait gagné à être écourtée, comme en « transit ». Or, au milieu de ses alcools, on « s’amarre » un peu trop. Les costumes d’Anna correspondent mal au décor et à son passé. Elle semble davantage sortie d’une pub pour Comptoir des cotonniers, ou "Petit Bateau", faussement « fripée », presque bobo urbaine. Les jurons employés, s’ils révèlent des personnalités dévoyées et des vies rudoyées, sont trop contemporains, ou pas assez.

En revanche, le jeu des acteurs est incomparable. D’abord, il s’agit des bons acteurs pour la bonne pièce, même si j’émets une légère réserve à propos de Staley Weber, qui « surjoue ». Il manque parfois de naturel, mais sa carrure l’impose en Mat Burke. Féodor Atkine, rocailleux et taiseux, qui se ment à lui-même, père défaillant, suscite l’empathie lorsqu’il accepte de se remettre en question. Et puis … il y a les yeux de Féodor Atkine. Et aussi la voix de Féodor Atkine.

Quant à Mélanie Thierry, que dire ? Divine. Si petite et si frêle qu’elle passerait inaperçue, avec sa peau laiteuse, et ses yeux céruléens, voire « délavés ». Or, elle incarne au sens littéral Anna Christie, avec puissance et conviction. Comme appelée, ou invitée. Rappelons qu’elle est à l’origine du projet, étant tombée sous l’emprise du texte (l’inverse ?). Ses yeux parfois deviennent translucides, ils empoignent comme une « ancre », avec une lumière céleste un peu particulière, qui semble venir de très loin. Transcendée. Je vous salue lumineuse Mélanie, pleine de grâce.

Au théâtre de l’Atelier. www.theatre-atelier.com Jusqu’au 26 avril.

Avec le soutien de la fondation Jacques Toja pour le théâtre.

S. Weber, M. Thierry, C. Maury-Sentier, F. Atkine

S. Weber, M. Thierry, C. Maury-Sentier, F. Atkine

Tag(s) : #Théâtre
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